Face au changement climatique, la culture de l’Aloé Vera se développe en Espagne.

Dans les campagnes arides de l’Andalousie et du sud-est espagnol, un nouveau paysage végétal s’impose peu à peu. Là où l’olivier, l’amandier ou les cultures maraîchères étaient rois, une plante aux feuilles épaisses et dentelées, venue d’Afrique du Nord et des zones désertiques, occupe désormais les rangs. L’Aloe vera, longtemps cantonné aux pots de jardin ou à l’industrie cosmétique, gagne du terrain à l’échelle agricole. Dans un pays confronté à la raréfaction de l’eau, aux canicules répétées et aux aléas d’un climat de plus en plus instable, sa culture représente à la fois une réponse technique aux contraintes climatiques, une opportunité économique, et un symbole des mutations agricoles en cours.

L’Espagne est aujourd’hui le premier producteur d’Aloe vera en Europe. Si le phénomène reste encore marginal à l’échelle du pays, il connaît une croissance rapide, en particulier dans les provinces d’Almería, de Murcie, de Grenade, ou encore de Cadix et Séville. Ce choix n’est pas le fruit du hasard : ces régions présentent des caractéristiques climatiques proches de celles des zones d’origine de la plante. L’Aloe vera apprécie les sols pauvres, bien drainés, les longues périodes sèches et un ensoleillement intense. Elle tolère les températures élevées, au-delà de 40 °C, à condition qu’il n’y ait pas de gel sévère, ce qui limite néanmoins son implantation dans les zones intérieures ou en altitude.

Face aux sécheresses à répétition qui touchent durement les productions traditionnelles, notamment les agrumes, l’olivier ou certaines cultures maraîchères, l’Aloe vera apparaît comme une alternative peu gourmande en eau. Un hectare planté nécessite entre 2 500 et 4 000 m³ d’eau par an selon les régions, soit deux à trois fois moins qu’un hectare de maïs ou de tomates. Elle ne demande ni engrais chimique intensif ni traitement phytosanitaire lourd, ce qui réduit la pression sur les ressources et limite la pollution des nappes. C’est aussi pour cette raison que sa culture est de plus en plus associée à des labels bio, même si cette certification reste encadrée par des contrôles rigoureux.

L’âge de maturité de la plante est atteint entre la 3e et la 4e année, selon les conditions de culture. À ce stade, chaque pied peut produire jusqu’à une douzaine de feuilles par an, avec un rendement moyen de 20 à 30 tonnes à l’hectare en matière fraîche. La feuille elle-même contient environ 40 à 50 % de gel utilisable, ce qui donne une idée du potentiel de transformation. Le gel est extrait mécaniquement dans des ateliers ou directement sur site, puis conditionné sous forme de jus, de crème ou de concentré. Certaines fermes ont investi dans des unités mobiles de transformation pour garantir la fraîcheur du produit, car le gel s’oxyde rapidement après la coupe.

Le marché, lui, est porteur. L’industrie cosmétique, l’agroalimentaire et la phytothérapie absorbent l’essentiel de la production. Le gel d’Aloe est intégré dans des boissons, des gels dermatologiques, des compléments alimentaires ou des lotions médicinales. Les prix à la vente peuvent varier entre 1,50 et 3 euros le kilo de feuilles fraîches selon la qualité, les quantités et la saison. En gel pur conditionné, le tarif peut grimper jusqu’à 15 euros le litre sur les circuits courts. Certaines coopératives locales ont mis en place des circuits de vente directe ou en ligne pour capter une clientèle européenne en quête de produits traçables et éthiques.

Mais la culture de l’Aloe vera ne va pas sans questions techniques. Bien que résistante, la plante est sensible aux excès d’humidité, qui favorisent les pourritures racinaires. Les inondations, de plus en plus fréquentes dans certaines zones, peuvent mettre en péril les plantations mal drainées. De même, les vagues de froid exceptionnelles, comme celles enregistrées en janvier 2021, ont détruit plusieurs hectares dans les zones de moyenne altitude. La protection contre le gel devient donc un enjeu, tout comme la sélection variétale. La variété Aloe barbadensis Miller est la plus courante en Espagne, appréciée pour sa teneur élevée en aloïne et en gel, mais d’autres cultivars commencent à être testés pour améliorer la résilience face aux changements brusques de température.

Sur le plan économique, les investissements initiaux restent raisonnables : l’implantation d’un hectare coûte entre 8 000 et 12 000 euros, incluant les plants, l’irrigation et la préparation du sol. Les premières coupes peuvent intervenir dès la deuxième année dans les zones les plus favorables. La rentabilité nette, une fois la production stabilisée, est estimée entre 3 000 et 6 000 euros par hectare et par an selon les débouchés choisis. Des agriculteurs espagnols, parfois en reconversion après l’abandon de cultures non rentables, trouvent dans cette plante une nouvelle voie, à la fois adaptée au climat et économiquement viable.

Certains projets collectifs voient également le jour : des coopératives andalouses mutualisent leurs récoltes et partagent des outils de transformation pour répondre aux exigences de la filière cosmétique, très stricte sur la qualité. D’autres misent sur des circuits courts ou du tourisme agricole, comme ces exploitations qui ouvrent leurs portes aux visiteurs ou aux écoles pour faire découvrir les vertus médicinales de la plante.

Ce mouvement de fond, bien que naissant, illustre une transition agricole sous contrainte climatique. Face à l’érosion des rendements des cultures traditionnelles et à l’épuisement des nappes phréatiques, l’Aloe vera incarne une réponse locale à un défi global. La plante, discrète et résiliente, offre une alternative durable dans certaines régions, mais elle ne saurait être généralisée à l’ensemble du territoire espagnol. Elle s’ajoute à un éventail de solutions, et non comme une panacée.

Les études actuelles montrent que l’intérêt pour l’Aloe vera va bien au-delà de l’agriculture elle-même. Elle s’inscrit dans une logique d’adaptation climatique, de diversification économique et de valorisation des territoires secs. Dans un pays où le stress hydrique devient structurel, cette plante, autrefois anecdotique, devient un marqueur du changement à l’œuvre dans les champs, les habitudes agricoles et la manière d’envisager le futur.