Le plan canicule de Marseille.

Alors que les spécialistes envisagent déjà un été torride, à Marseille, deuxième ville de France avec ses 870 000 habitants, on ne prend pas ces perspectives à la légère. Le plan canicule, un dispositif rodé mais en constante évolution, est devenu un pilier de la stratégie locale pour protéger la population face à des vagues de chaleur de plus en plus fréquentes et intenses. À l’heure où 2024 s’est imposée comme l’année la plus chaude jamais enregistrée selon Copernicus, avec des pointes à 40 °C dans le sud-est, ce plan n’est plus une simple précaution : c’est une nécessité vitale.

L’histoire du plan canicule à Marseille s’inscrit dans une prise de conscience nationale, née des cendres de la catastrophe de 2003. Cet été-là, où le thermomètre avait grimpé jusqu’à 40 °C dans le sud, avait coûté la vie à 15 000 personnes en France, dont nombre de victimes dans les Bouches-du-Rhône. Ce drame, analysé dans un rapport de l’Inserm (2004), a révélé les failles : absence de coordination, méconnaissance des risques, isolement des plus vulnérables. À Marseille, comme ailleurs, les autorités ont retenu la leçon.Dès les années 2000, la ville s’est alignée sur le Plan National Canicule (PNC), lancé en 2004 par le ministère de la Santé, tout en développant une approche locale adaptée à son climat méditerranéen et à sa démographie. Aujourd’hui, sous la houlette du maire Benoît Payan (DVG), le plan marseillais combine prévention, action immédiate et vision à long terme, avec un objectif clair : limiter les impacts sanitaires des vagues de chaleur, qui, selon une étude de Météo-France (2023), pourraient toucher 80 % de la population française d’ici 2050.

Le dispositif repose sur une mécanique bien huilée, activée dès que les températures flirtent avec des seuils critiques – 35 °C le jour et 24 °C la nuit pendant au moins trois jours, selon les critères départementaux définis par Météo-France. En 2024, Marseille a déclenché son plan à cinq reprises entre juin et août, un record reflétant la récurrence des alertes jaunes et oranges. Les relevés de l’époque, publiés par l’ORCAE Provence-Alpes-Côte d’Azur, montrent des pics à 43 °C dans les quartiers nord, amplifiés par les îlots de chaleur urbains – ces zones où le béton et l’asphalte font grimper le mercure de 5 à 10 °C supplémentaires. Face à cela, la ville active une cellule de veille municipale, pilotée par le Centre Communal d’Action Sociale (CCAS), qui recense 8 000 personnes vulnérables – personnes âgées isolées, précaires, ou en perte d’autonomie. Une équipe de 50 agents passe alors des appels quotidiens, distribue des kits canicule – gourdes, casquettes, eau – et organise des visites à domicile si nécessaire.

Les actions concrètes ne s’arrêtent pas là. Dès juillet 2022, sous une vague de chaleur à 40 °C, Marseille a innové en rendant ses piscines municipales gratuites, une mesure reconduite systématiquement depuis. En 2024, six bassins – Pointe-Rouge, Desautel, Saint-Charles, Frais-Vallon, Magnac, Louis-Armand – ont accueilli des milliers de Marseillais entre 10h et 19h30, un dispositif coûtant entre 80 000 et 100 000 euros par épisode, selon Sébastien Jibrayel, adjoint au maire délégué au sport. La plage des Catalans, elle, reste ouverte 24h/24 pendant ces alertes, une bouffée d’air frais pour ceux qui fuient les appartements surchauffés. Les parcs et jardins, étendus jusqu’à 21h, offrent aussi des îlots de verdure, tandis que 115 fontaines à boire et des brumisateurs disséminés dans la ville permettent de s’hydrater – une réponse directe aux relevés de l’Agence régionale de santé (ARS) PACA, qui notent une hausse des malaises liés à la déshydratation lors des canicules.

Les études soulignent l’efficacité, mais aussi les limites de ces mesures. Une analyse de l’INRAE (2023) sur les vagues de chaleur en Provence montre que l’accès à des lieux frais – piscines, plages, espaces climatisés – réduit de 30 % les hospitalisations pour coups de chaleur chez les plus de 65 ans. En 2024, lors d’un pic à 43 °C en août, le CCAS a enregistré 1 200 interventions réussies auprès de seniors isolés, évitant des drames comme ceux de 2003. Mais l’impact reste inégal. Les quartiers nord, où les immeubles vétustes manquent d’isolation et d’espaces verts, souffrent davantage que les secteurs sud, mieux lotis. Une étude commandée par la ville au groupement Inddigo (2022) pour un « centre-ville résilient en 2030 » révèle que 40 % des habitants n’ont pas accès à un lieu frais à moins de 15 minutes à pied – une injustice environnementale que le plan peine à corriger.

Les perspectives à long terme s’inspirent de cette réalité. Marseille, lauréate du projet européen « Cool Noons » en 2024, teste deux parcours fraîcheur dans le centre-ville, élaborés avec l’Office de Tourisme. Ces itinéraires, jalonnés de fontaines, d’ombres et de commerces « gourde-friendly » – où remplir son eau gratuitement –, visent à rendre les heures chaudes vivables pour résidents et touristes. Les relevés de température dans ces zones, menés par l’ORCAE, montrent une baisse de 2 à 3 °C grâce à la végétation et aux brumisateurs, un modèle que la ville veut étendre. D’ici 2030, le Plan Climat Air Énergie Territorial (PCAET), adopté en 2021 par la Métropole Aix-Marseille-Provence, ambitionne de planter 300 000 arbres et de désimperméabiliser 20 % des sols urbains – une réponse aux projections de Météo-France prévoyant des étés à 45-50 °C si les émissions mondiales ne fléchissent pas (scénario SSP5-8.5).

Les actions ne se limitent pas aux infrastructures. La sensibilisation joue un rôle clé. Chaque été, le CCAS diffuse des brochures – disponibles sur marseille.fr – avec des conseils simples : fermer les volets le jour, boire 1,5 à 2 litres d’eau, éviter les sorties entre 11h et 17h. En 2024, une campagne téléphonique a touché 12 000 foyers, et des ateliers dans les clubs seniors ont formé 800 personnes aux gestes anti-chaleur. Les écoles et crèches adaptent aussi leurs menus – plats froids, fruits gorgés d’eau – et leurs activités, privilégiant l’intérieur climatisé lors des pics. Ces efforts, analysés par l’ARS PACA (2023), ont coupé de 15 % les admissions aux urgences pour déshydratation par rapport à 2022.

Mais le plan canicule marseillais n’échappe pas aux critiques ni aux défis. Les études de l’Ademe (2024) pointent une dépendance croissante à la climatisation – 35 % des foyers équipés en 2024, contre 20 % en 2019 –, un cercle vicieux qui alourdit la facture carbone et les réseaux électriques, comme le note RTE. Les inégalités sociales persistent : dans les cités du 13e arrondissement, les habitants sans voiture ou moyens pour fuir la chaleur étouffent, tandis que les villas du 8e profitent de jardins ombragés. Une analyse de Nature Sustainability (2023) sur les villes méditerranéennes alerte : sans une redistribution des ressources – plus de fontaines, d’espaces publics climatisés dans les quartiers précaires –, le plan risque de creuser les écarts.

Les impacts environnementaux, eux, interpellent. Si les arbres plantés (10 000 en 2024) captent du CO2 et rafraîchissent, leur survie sous des étés à 43 °C demande une irrigation massive – un paradoxe dans une région où l’eau se raréfie, comme le souligne le Plan Eau 2023. Les relevés de l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée montrent une baisse de 15 % des ressources hydriques depuis 2000, un défi que le pacte local doit intégrer. À plus grande échelle, le Pacte Vert européen, avec ses milliards d’euros, soutient ces initiatives – Marseille a reçu 5 millions en 2024 pour des projets de résilience –, mais l’urgence climatique dépasse les frontières communales.

Et demain ? Les perspectives oscillent entre ambition et réalisme. D’ici 2030, Marseille vise un « centre-ville résilient » : plus de végétation, des sols perméables, des bâtiments mieux isolés. Les projections de l’INRAE (2023) pour 2050 – 47 à 71 nuits caniculaires par an contre 31 en 2000 – exigent une accélération. À long terme, si le scénario SSP5-8.5 se concrétise, des étés à 50 °C pourraient devenir la norme, rendant le plan actuel insuffisant sans une révolution énergétique et sociale – climatisation collective, refuges frais accessibles, urbanisme repensé. Une étude du CNRS (2024) imagine une Marseille où les habitants vivraient la nuit, comme à Dubaï, une adaptation extrême mais plausible.

En somme, le plan canicule de Marseille, c’est une réponse humaine à une menace qui l’est tout autant. Ses actions – piscines gratuites, veille sociale, parcours fraîcheur – sauvent des vies et apaisent les étés torrides, mais ses impacts restent limités par les inégalités et la dépendance énergétique. Les études le montrent : il freine la casse, pas la vague. Ce plan est un pari sur la résilience – fragile, imparfait, mais vital. Marseille s’adapte, un arbre, une piscine, un appel à la fois, dans l’attente d’un futur où 50 °C ne soit pas une fatalité, mais un défi à relever.