Le débat relancé ces jours-ci dans le monde politique, sur la place des éoliennes en France est devenu au fil des ans un marqueur sensible de la transition énergétique. En surface, la question pourrait sembler simple : produit-on suffisamment d’électricité verte ? Mais en réalité, elle touche à des sujets complexes et souvent contradictoires : respect des paysages, protection de la biodiversité, souveraineté énergétique, acceptabilité sociale, maîtrise des usages du sol, rentabilité technique, et impact réel sur les émissions de gaz à effet de serre. La France est-elle saturée d’éoliennes, ou au contraire encore très en retard sur ses engagements ?
Actuellement, la France compte environ 9 000 éoliennes terrestres réparties sur l’ensemble du territoire, avec une puissance installée avoisinant les 22 gigawatts. Cela représente un peu moins de 10 % de sa production d’électricité annuelle, dans un pays où l’électricité reste massivement décarbonée grâce à l’énergie nucléaire. Ce dernier point est fondamental, car il distingue la France de nombreux voisins européens, comme l’Allemagne, qui ont dû miser massivement sur les renouvelables pour compenser la sortie du nucléaire et la dépendance aux énergies fossiles. En France, le rôle des éoliennes ne s’inscrit donc pas dans une logique de remplacement du charbon, mais dans celle d’un complément ou d’un rééquilibrage du mix énergétique.
D’un point de vue environnemental global, les éoliennes n’émettent pas de gaz à effet de serre en fonctionnement. Leur impact carbone est concentré lors de la fabrication des matériaux, notamment du béton des fondations et des métaux des mâts et des rotors. Mais sur l’ensemble de leur durée de vie – environ 20 à 25 ans – leur bilan reste nettement plus favorable que celui des centrales à gaz ou à fioul. Elles contribuent à limiter l’usage des centrales thermiques en période de forte demande ou de tension sur le réseau. Elles sont aussi un atout de résilience dans un mix diversifié.
Mais la multiplication des installations soulève des controverses. Sur le terrain, les projets d’implantation sont régulièrement contestés. Les habitants évoquent la défiguration des paysages ruraux, la perte de valeur immobilière, les effets stroboscopiques, les bruits de fond en cas de vent fort, ou encore la menace sur certaines espèces d’oiseaux ou de chauves-souris. Ces critiques ne sont pas toutes infondées. Une éolienne peut atteindre 150 à 180 mètres en bout de pale, visible à des dizaines de kilomètres, et son impact acoustique, bien que réglementé, peut déranger dans des zones très calmes. Quant à la biodiversité, des études ont montré que certaines espèces, notamment les rapaces nicheurs, évitent durablement les zones de parc éolien.
L’autre enjeu est celui de la densité territoriale. Certaines régions sont nettement plus sollicitées que d’autres. Les Hauts-de-France, le Grand Est et l’Occitanie concentrent une très forte part du parc, souvent installée dans des zones agricoles ouvertes. Cela crée un effet de saturation locale, avec parfois plusieurs dizaines de mâts visibles à l’horizon. Ces implantations s’expliquent par le potentiel éolien, la disponibilité foncière, et les arbitrages préfectoraux. À l’inverse, d’autres zones restent vierges de tout projet, pour des raisons de protection du patrimoine, de relief, de densité urbaine ou de mauvaise exposition au vent. Cette inégale répartition alimente un sentiment d’injustice territoriale.
Le développement de l’éolien offshore, beaucoup plus puissant mais aussi plus coûteux et techniquement exigeant, pourrait contribuer à rééquilibrer cette pression. Plusieurs parcs marins sont désormais en construction ou en phase de test le long des côtes de la Manche et de l’Atlantique. Ces infrastructures, bien que plus éloignées des habitations, font également l’objet de critiques, notamment de la part des pêcheurs et des défenseurs des écosystèmes marins. Mais leur puissance unitaire, bien supérieure à celle de l’éolien terrestre, permet de produire davantage avec un nombre réduit de structures.
En termes de couverture énergétique, la France n’est pas saturée. L’éolien, toutes filières confondues, reste loin derrière le nucléaire (environ 65 à 70 % de la production) et même derrière l’hydroélectricité. Si l’on s’en tient aux objectifs européens et nationaux de neutralité carbone, le développement de l’éolien, en complément du solaire et du stockage, reste essentiel, notamment pour les années où le nucléaire sera en révision ou en redéploiement. D’un point de vue purement physique, le territoire français, y compris ses façades maritimes, a encore un potentiel important inexploité.
Mais la vraie limite n’est pas technique. Elle est sociale, territoriale, politique. Une partie croissante de la population exprime un rejet vis-à-vis de ces projets, non par refus de la transition énergétique, mais par lassitude d’un développement parfois perçu comme imposé, opaque, ou mal réparti. Le modèle de développement par appels d’offres entre opérateurs privés, souvent extérieurs au territoire concerné, est aujourd’hui remis en question. Des projets plus participatifs, où les communes ou les citoyens deviennent copropriétaires des éoliennes, rencontrent généralement une meilleure acceptabilité.
La question n’est donc pas de savoir s’il y a trop d’éoliennes en France, mais plutôt si leur développement a été suffisamment harmonisé avec les attentes du territoire. Le défi est désormais de mieux répartir les efforts, de privilégier la qualité à la quantité, de densifier certains parcs existants plutôt que d’en créer de nouveaux, et surtout de lier plus fermement la transition énergétique à une transition démocratique.
D’un point de vue purement environnemental, la France n’a pas encore atteint un niveau d’équipement qui puisse être qualifié d’excessif. Mais du point de vue humain, paysager, rural et politique, certains signaux de saturation apparaissent. L’avenir de l’éolien passera donc par un changement d’échelle, de méthode, et de gouvernance. La question ne sera plus « combien », mais « comment » et « pour qui ».
