Que savons-nous sur le recul des insectes ?.

C’est un signal d’alerte discret, quasi invisible, qui se glisse dans le silence de nos campagnes : le recul des insectes, depuis quelques décennies, interroge et inquiète. En apparence, il ne s’agit que d’une baisse du bourdonnement ambiant, de moins de tâches sur les pare-brises, de fleurs orphelines dans les massifs… Mais les données accumulées depuis les années 1980 racontent une histoire bien plus grave. Si l’extinction d’un oiseau ou d’un mammifère suscite l’émotion, celle des insectes se déroule en sourdine, alors même que leur disparition pourrait avoir des conséquences en chaîne, y compris sur l’équilibre climatique, la qualité des sols et la sécurité alimentaire mondiale.

Une chute brutale, difficile à quantifier avec précision

Documenter la disparition des insectes est une tâche complexe. Il n’existe pas de suivi global standardisé, comme c’est le cas pour les oiseaux ou les grands mammifères. En revanche, des travaux locaux et nationaux ont permis de dessiner des tendances très claires. En Allemagne, une étude emblématique menée dans des zones protégées a révélé une chute de près de 75 % de la biomasse d’insectes volants en moins de 30 ans. D’autres données, issues du Royaume-Uni, des États-Unis, des Pays-Bas ou encore de la France, confirment la tendance : qu’il s’agisse de papillons, de coléoptères, d’abeilles sauvages, de mouches, ou de libellules, de nombreuses populations déclinent.

Les déclins sont particulièrement marqués dans les paysages agricoles intensifs, mais ils s’étendent aussi aux zones urbaines, aux forêts, voire à certains milieux montagnards. À l’échelle mondiale, on estime qu’environ 40 % des espèces d’insectes sont en déclin, même si ces chiffres doivent être pris avec prudence, tant les lacunes de suivi sont importantes dans certaines régions tropicales ou subtropicales.

Le syndrome du pare-brise : un indice involontaire mais révélateur

De nombreux automobilistes de plus de 40 ans en ont fait l’expérience : au début des années 1990, il fallait nettoyer son pare-brise après chaque long trajet, tant les insectes venaient s’y écraser en masse. Aujourd’hui, ce phénomène s’est raréfié. Ce que l’on a longtemps considéré comme un détail du quotidien est en réalité un indice précieux. Le « syndrome du pare-brise » reflète une diminution massive de la densité d’insectes volants dans l’environnement. Des relevés systématiques réalisés à l’aide de filets, de pièges lumineux ou de capteurs acoustiques confirment ce que le conducteur pressé ne perçoit plus : le ciel se vide.

Une pluralité de causes imbriquées

Il serait tentant de chercher un coupable unique. En réalité, le recul des insectes est le fruit d’un faisceau de pressions convergentes. La première est l’usage massif de pesticides dans l’agriculture moderne, notamment les néonicotinoïdes, qui perturbent le système nerveux des insectes, même à très faible dose. Bien qu’interdits en Europe pour certaines cultures, leur usage perdure ailleurs, et leurs résidus peuvent subsister durablement dans les sols et les eaux.

La simplification des paysages agricoles joue également un rôle central. Les haies, les jachères, les prairies fleuries ont disparu au profit de champs homogènes, où la diversité florale est quasi nulle. À cela s’ajoutent la pollution lumineuse, qui désoriente les insectes nocturnes, le réchauffement climatique, qui modifie les cycles de reproduction, les dates d’émergence et la distribution géographique des espèces, et la fragmentation des habitats, qui isole les populations et affaiblit leur résilience.

L’artificialisation des sols, enfin, réduit les zones de ponte et de refuge pour de nombreuses espèces souterraines, comme certains coléoptères ou diptères. Cette transformation rapide des territoires, combinée à une pression chimique constante, aboutit à une érosion lente mais régulière de la biodiversité entomologique.

Un impact en cascade sur les écosystèmes

Le déclin des insectes ne touche pas que les espèces elles-mêmes. Il perturbe profondément les réseaux écologiques. Les insectes pollinisateurs, à commencer par les abeilles sauvages, les bourdons, les syrphes ou encore certains coléoptères, sont indispensables à la reproduction de près de 80 % des plantes à fleurs. Or, des cultures majeures comme les pommiers, les fraisiers, les courgettes ou les amandiers dépendent directement de ces pollinisateurs.

Autre impact, plus discret mais tout aussi fondamental : la chaîne alimentaire. Les oiseaux insectivores, comme les hirondelles, les martinets ou les fauvettes, voient leurs ressources alimentaires diminuer. Les amphibiens, les chauves-souris et même certains poissons souffrent également de cette raréfaction. La disparition des insectes perturbe donc à la fois la production alimentaire, la reproduction végétale, la régulation des ravageurs et la survie de nombreux vertébrés.

Des tentatives de reconquête… localisées et contrastées

Dans certains contextes, des efforts de restauration ciblés montrent des signes encourageants. En zone périurbaine, la réintroduction de bandes fleuries, la réduction des pesticides et la plantation de haies ont permis le retour partiel de certaines espèces. Des expériences menées en agriculture biologique ou en agroécologie montrent que des populations d’insectes peuvent se redéployer rapidement dès lors que les pressions sont levées.

Cependant, ces retours restent fragiles. Il faut souvent plusieurs années, voire décennies, pour reconstituer des communautés complètes, avec toutes les interactions trophiques qui les accompagnent. Et dans bien des cas, les espèces les plus spécialisées ne reviennent pas : elles ont disparu localement, parfois pour toujours. Les espèces généralistes ou opportunistes prennent souvent le relais, entraînant une standardisation des communautés.

Des lacunes persistantes dans la connaissance

Il reste encore de vastes zones d’ombre. La majorité des espèces d’insectes ne sont pas décrites, et les bases de données naturalistes sont encore très lacunaires pour les régions tropicales, les zones arides ou les forêts boréales. Même dans les pays du Nord, de nombreux groupes taxonomiques sont mal suivis, comme les diptères non piqueurs, les hyménoptères non sociaux ou les micro-lépidoptères. Or, sans données précises, il est difficile d’élaborer des politiques de conservation ciblées.

Le développement de nouveaux outils d’échantillonnage, comme les pièges automatisés, la métagénomique environnementale ou l’analyse des phéromones, ouvre cependant de nouvelles perspectives. L’observation des dynamiques de populations à travers l’enregistrement des sons, la capture d’ADN dans l’eau ou l’air, ou encore l’analyse des selles d’oiseaux permet désormais de mieux comprendre les réseaux invisibles qui relient les insectes aux autres formes de vie.

Une prise de conscience tardive, mais en progression

La question des insectes a longtemps été négligée dans les politiques publiques de biodiversité. Cela commence à changer. Des campagnes de sensibilisation apparaissent dans les écoles, les collectivités encouragent la réduction de l’éclairage nocturne, des refuges pour insectes sont installés dans les parcs urbains, et certains labels agricoles intègrent des indicateurs entomologiques. La France a lancé un plan national en faveur des insectes pollinisateurs, même si son impact reste modeste à ce jour.

Dans les jardins privés, une dynamique citoyenne se dessine aussi. Laisser pousser les herbes folles, installer des hôtels à insectes, bannir les produits chimiques ou privilégier les plantes locales contribue à offrir des refuges. Mais cela ne suffit pas à contrebalancer les pertes à grande échelle liées à l’agriculture intensive et à l’aménagement du territoire.

Vers un monde en transition silencieuse

Le recul des insectes n’est pas un effondrement soudain, mais une lente érosion, souvent invisible. Il n’en est pas moins redoutable. À mesure que s’effacent les insectes, c’est une part entière du vivant qui se disloque, emportant avec elle des services écologiques irremplaçables. La complexité du phénomène, la diversité des espèces concernées et l’imbrication des causes rendent la réponse difficile, mais l’enjeu est clair : il ne s’agit pas seulement de sauver les insectes, mais de préserver la fertilité des sols, la résilience des écosystèmes et l’équilibre des cycles naturels. Dans ce monde en mutation, redonner une place aux insectes n’est plus un luxe esthétique, mais un impératif écologique.

 

Pourtant on a diminué l’usage des pesticides ?

on touche là à un point essentiel et souvent mal compris : oui, l’usage global de certains pesticides a baissé en volume dans plusieurs pays européens, notamment en France. Mais cette baisse apparente masque une réalité bien plus nuancée, et parfois même trompeuse, pour plusieurs raisons techniques et structurelles.

Une baisse en tonnage qui ne reflète pas la toxicité réelle

Depuis les années 1990, certains produits très massifs mais peu toxiques (comme le soufre ou le cuivre utilisés en agriculture biologique) ont été retirés du calcul du volume global de pesticides. À l’inverse, les molécules de synthèse devenues majoritaires sont beaucoup plus puissantes à très faible dose. On applique donc moins de matière active, mais avec un impact souvent bien plus fort sur l’environnement. Un exemple flagrant : les néonicotinoïdes, même à l’état de traces, peuvent désorienter les insectes pollinisateurs ou les empêcher de revenir à la ruche.

Autrement dit, la baisse du tonnage ne signifie pas automatiquement une baisse de la pression toxique exercée sur les insectes. C’est une illusion comptable, parfois entretenue par les indicateurs officiels.

Un usage plus ciblé, mais pas forcément moins nocif

Avec le développement de l’agriculture dite de précision, les traitements phytosanitaires sont parfois mieux ciblés, appliqués en fonction des conditions météo ou du cycle de croissance des plantes. Mais cela ne change pas fondamentalement la nature des produits ni leur fréquence d’application dans les zones de grande culture.

De plus, certains pesticides dits « systémiques » restent présents durablement dans les tissus des plantes, dans les sols et parfois dans l’eau. Même si on ne les applique qu’une fois, leur action se prolonge, et donc leur impact aussi.

Les substituts ne sont pas toujours plus sûrs

Depuis l’interdiction de certains pesticides emblématiques (comme l’atrazine, le DDT ou les néonicotinoïdes en enrobage de semences), de nouvelles molécules sont arrivées sur le marché. Elles sont parfois moins bien connues, et certaines études montrent qu’elles ne sont pas moins dangereuses pour les insectes, notamment les fongicides et herbicides dits « modernes », qui peuvent interagir avec d’autres polluants et amplifier les effets toxiques.

Par exemple, certains fongicides perturbent les microbiotes intestinaux des abeilles, rendant ces dernières plus vulnérables à des virus ou des parasites comme le varroa. Le danger ne vient pas que du produit seul, mais de ses interactions en chaîne.

La pression chimique reste très élevée dans certains territoires

Dans les régions de grandes cultures céréalières ou de maraîchage intensif, comme la Beauce, le Lauragais ou le Sud-Ouest, les traitements sont nombreux et répétés chaque année. La diversité florale y est faible, les habitats semi-naturels (haies, fossés, bords de champs) sont appauvris, et les insectes n’ont guère de refuges durables. Dans ces zones, même une légère réduction d’usage ne suffit pas à enrayer le déclin, car les équilibres écologiques sont déjà profondément rompus.

À l’inverse, dans certains territoires en transition, comme certaines zones de moyenne montagne, les effets d’un moindre usage de pesticides peuvent être plus visibles. Mais cela reste marginal à l’échelle nationale.

Un cadre européen parfois en retard sur la science

Enfin, il faut noter que les procédures d’évaluation des pesticides restent, dans une large mesure, centrées sur les effets directs sur l’abeille domestique, en laboratoire. Les impacts sur les abeilles sauvages, les papillons, les syrphes, les coléoptères ou les insectes du sol sont encore peu pris en compte dans les procédures d’homologation. Les effets chroniques à faibles doses, les synergies entre molécules, ou les perturbations des cycles de vie ne sont pas encore intégrés dans les modèles d’évaluation de risque.

Conclusion : moins de pesticides, mais pas forcément moins de danger

La baisse apparente de l’usage des pesticides ne signifie pas une baisse de leur impact sur les insectes. C’est toute la logique de dépendance à ces produits, combinée à l’appauvrissement des milieux et à la toxicité croissante des molécules, qui alimente le recul des insectes. La seule voie réellement favorable passe par une remise en cause en profondeur des systèmes de culture, vers des modèles plus diversifiés, agroécologiques, ou biologiques, intégrant refuges, rotations longues, et présence permanente d’habitats semi-naturels. Sans cela, la transition reste largement cosmétique.